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Julia Cagé : «Aux Etats-Unis, il y a désormais deux pays qui vivent en parallèle et s’ignorent»

Spécialiste des médias et professeure d’économie à Sciences-po, Julia Cagé analyse le rôle joué par les réseaux sociaux dans la présidentielle américaine et la manière dont ils ont fracturé le pays.
par Christophe Alix
publié le 8 novembre 2020 à 10h24

Pour Julia Cagé, qui a été étudiante à Harvard et a longtemps vécu aux Etats-Unis, l’élection américaine de 2020 a encore accentué les divisions entre les deux camps et montré que le trumpisme et ses fake news n’était pas un épiphénomène dans l’histoire politique récente. Autrice récente de Libres et égaux en voix, une réflexion sur la fatigue de la démocratie, la chercheuse s’interroge sur le refus des différences dans le débat politique et l’impossibilité croissante, dans les régimes représentatifs, de maintenir une délibération politique apaisée. Un avertissement pour la France, dit-elle.

Quelles sont vos premières impressions à l’issue de cette élection ?

Ce qui me frappe, c’est le degré de polarisation entre les deux camps jamais vu à l’occasion de cette élection. Elle est bien plus forte qu’il y a quatre ans, et tous ceux qui prédisaient une vague bleue en ont été pour leurs frais. On a assisté à une sorte d’aveuglement d’une partie de la presse libérale outre-Atlantique et des médias français selon lesquels la gestion calamiteuse de l’épidémie par l’administration Trump et le retournement de l’économie allaient le renvoyer aux oubliettes de l’histoire. Or s’il a bien perdu l’élection avec de surcroît un vote populaire qui devrait dépasser les quatre millions de voix d’écart en faveur de Biden, le trumpisme n’apparaît absolument pas pour autant en perte de vitesse. La participation a nettement augmenté mais l’Amérique apparaît plus divisée et polarisée que jamais et c’est une très mauvaise nouvelle pour la démocratie.

Au-delà des invectives et de la tension entre les deux camps, comment les résultats du vote illustrent-ils cette polarisation ?

Quand on regarde non pas Etat par Etat où les préférences partisanes sont souvent établies de longue date mais comté par comté, les écarts entre les deux camps s’y sont fortement accrus. Là où ils étaient de 10 points en 2016, ils ont souvent doublé et il n’est pas rare de voir des scores de 70% ou même 80% pour un camp et l’inverse dans le comté d’à côté. Il y a désormais deux pays qui vivent en parallèle et s’ignorent, avec des systèmes de valeurs radicalement incompatibles. C’est aussi le reflet du poids croissant des inégalités politiques et économiques dans la ségrégation spatiale du territoire.

La couverture des médias a-t-elle permis d’éclairer les électeurs sur les enjeux de cette élection, selon vous ?

De la même manière qu'en 2016, les grands quotidiens nationaux ont pu penser que leurs révélations sur Trump allaient constituer un point de bascule, comme lorsque le New York Times a dévoilé les déclarations d'impôts du président sortant. Mais si tout ce travail a renforcé les électeurs démocrates dans leurs convictions anti-Trump, cela n'a été d'aucun effet dans le camp adverse. Les fake news de Trump ne s'adressent pas aux démocrates mais à son propre électorat. On peut dire que c'est de la désinformation mais en réalité, c'est plus profond et plus grave : il y a deux électorats qui ne consomment plus les mêmes informations et ne cherchent même plus à connaître les arguments de l'adversaire.

Les réseaux sociaux sont-ils le principal responsable de cette situation ?

Les réseaux sociaux, sans lesquels le trumpisme n’aurait jamais pu se déployer avec une telle force, ne sont pas seulement les meilleurs propagateurs des fake news. Ils renforcent ce que l’activiste et chercheur Eli Pariser a appelé la «bulle de filtre», le fait d’enfermer les citoyens dans un univers informationnel clos. Pour toute une fraction de l’opinion qui s’est détournée des médias officiels accusés de partialité et d’élitisme, ils n’y voient plus que ce qui conforte leur opinion.

N’a-t-on pas assisté à un début de remise en cause de leur part avec, pour la première fois, ces avertissements accompagnant la diffusion de certains messages de Donald Trump ?

Avec cette élection, les réseaux sociaux et certains grands médias comme Fox News qui jusqu'ici n'avaient aucun scrupule à se faire le relais de fausses nouvelles commencent à prendre leurs distances et à se responsabiliser en avertissant le public sur le caractère trompeur et non prouvé des assertions de Trump. C'est un des très rares points positifs, avec la hausse de la participation, de ce scrutin. Le fait que les grands networks américains aient interrompu une déclaration mensongère du président en exercice est une première. Les médias font de la politique et cette polarisation éditoriale participe du pluralisme mais ils ne sont pas prêts à franchir la ligne rouge de la désinformation.

Comment peut-on analyser le divorce entre Trump et la chaîne conservatrice Fox News, qui était jusqu’ici un soutien inconditionnel du candidat ?

On peut à ce stade constater qu’ils ne semblent pas prêts à devenir un média purement complotiste, et s’ils suivaient cette voie je crois qu’ils ont compris qu’ils perdraient toute crédibilité. Cela montre que pour fonctionner, la démocratie a besoin de partager quelques vérités factuelles de base au-delà de la diversité des opinions. Ce qui sera intéressant, c’est de voir dans quelles mesures cela pourrait coûter à Fox News une partie de son audimat. Si ces derniers se replient par exemple sur Breitbart News, cela va être pire encore et aggraver cette polarisation. C’est la crédibilité de la démocratie qui est en jeu. Certains disent que le clash avec Fox pourrait être une manière pour Trump de se lancer dans la télé avec sa propre chaîne. On n’en sait rien mais il y aura potentiellement un espace ultraconservateur à droite laissé vacant par Fox News.

Dans votre livre, vous dénoncez le fait que la philanthropie aux Etats-Unis est devenue un ennemi de la démocratie…

C’est une dérive qui concerne à la fois les républicains et les démocrates et remet en cause le principe démocratique fondamental «une personne, une voix ». Le pouvoir philanthropique qui est celui de l’argent s’est traduit par une capture du débat public par les intérêts privés et une poignée de milliardaires. On l’a bien vu dans la polarisation des débats sur l’environnement avec les milliards dépensés par les frères Koch, dont la fortune s’est faite dans l’industrie pétrolière et qui ont financé tout ce qui pouvait nourrir le climatoscepticisme. Dans cette campagne, les deux candidats ont tous deux atteint le milliard de fonds levés, soit bien plus qu’en 2016, le tout en pleine épidémie de Covid-19 et sur fond de récession. C’est dément ! Les démocrates ont contribué à cette polarisation. Le parti repose de plus en plus sur les grands donateurs privés et s’est coupé des classes populaires. Biden a reçu davantage de dons de la part de ceux qui ont un revenu médian annuel supérieur à 100 000 dollars tandis que Trump a drainé des financements chez des ménages plus modestes. Cela se retrouve dans la structure de l’électorat de Biden. Le désamour entre les classes populaires et le Parti démocrate vient aussi de ce mode de financement. L’argument selon lequel Biden était le démocrate le moins pire pour les républicains n’a pas fonctionné, le fait que la polarisation se soit encore accentuée le démontre. Avec une ligne plus à gauche incarnée par Bernie Sanders ou Elisabeth Warren, la victoire aurait pu être plus large.

Les Etats-Unis sont-ils au bord de la guerre civile, comme l’agitent certains ?

Ce qui est le plus terrible, et c’est une leçon à méditer pour la France, c’est que l’on a perdu toute capacité de délibération politique apaisée dans nos démocraties. On n’arrive plus à régler nos problèmes par le débat et l’alternance, et aux Etats-Unis on manifeste avec des armes en bandoulière. Tout cela peut évidemment partir en vrille à tout moment.

La démocratie américaine, longtemps vantée, est-elle aujourd’hui devenue un contre-exemple aux yeux du reste du monde ?

On vote beaucoup trop aux Etats-Unis, la démocratie, c’est plus compliqué et subtil que d’appeler aux urnes les citoyens tous les deux ans à se prononcer sur tous les sujets ! Leur système, comme ailleurs, est à bout de souffle, même si la participation historique, autour de 70%, démontre la volonté des citoyens de s’impliquer. Même les outils de démocratie participative sont détournés par des intérêts privés comme on vient de le voir en Californie avec le référendum d’initiative citoyenne financé par Uber et Lyft pour annuler l’obligation de salarier leurs chauffeurs, c’est-à-dire de leur fournir une couverture sociale. Mais ce mode de consultation n’a pas été suffisamment encadré, notamment sur le financement des campagnes, et détourné à des fins perverses afin de faire annuler une loi. Or pour qu’une démocratie soit au service de tous dans une réelle égalité politique, il ne suffit pas d’empiler les consultations mais d’encadrer précisément le financement et la qualité de cette délibération. Dans le cas contraire et si rien n’est fait, la défiance des citoyens pour la démocratie ne fera que s’accroître, et elle pourrait bien mourir de n’avoir jamais véritablement existé.

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