18 thèses sur Mai 68

Alors que Marion Maréchal Le Pen intervient le 31 mai lors d’un événement organisé par le magazine L’incorrect sur le thème « Débranchons Mai 1968 », Henri Weber, co-fondateur de la Ligue communiste révolutionnaire, propose dans son dernier livre « 18 thèses sur Mai 68 », de quoi mettre à mal les interprétations faites par les conservateurs et les extrêmes, à commencer par Marion Maréchal Le Pen.

En 1988, Henri Weber a publié aux éditions du Seuil un essai sur les interprétations de Mai 1968. L’impact et l’énigme de la « Révolution de Mai » étaient tels que tout philosophe, politologue, sociologue, essayiste digne de ces noms se sentait obligé de produire sa propre théorie sur les « événements ». Le livre d’Henri Weber, malencontreusement intitulé Vingt ans après, en l’honneur d’Alexandre Dumas, passait au crible de la critique les thèses de Régis Debray, Raymond Aron, Gilles Lipovetsky, Luc Ferry, Alain Raynaud, Alain Touraine, Edgar Morin, Daniel Bell, Christopher Lasch et quelques autres…  tout en ajoutant la sienne propre pour contribuer à la confusion générale. Ce livre a été réédité tous les dix ans, sous un titre différent et avec une préface et une postface supplémentaires. « Nous ne pouvons pas le rééditer sous son titre d’origine, argumentaient les éditions du Seuil, car trente ans, quarante ans, sont passés ». Mais il s’agissait bien chaque fois du même livre.
« Tu ne vas tout de même pas te donner le ridicule de publier à nouveau, pour la quatrième fois, ton essai sur les interprétation des « sixties » sous un nouveau nom », lui a dit son ami Régis Debray, à la veille du cinquantième anniversaire. « Raconte plutôt à la première personne l’histoire de ta génération bénie des dieux, les
baby boomeurs. Pourquoi et comment en êtes-vous arrivés à lever les drapeaux rouges et noirs de la révolte, au plus fort des « Trente glorieuses » ? Pourquoi tant d’entre vous se sont retrouvés au PS de François Mitterrand, après avoir rêvé d’une Révolution d’Octobre à Paris, ou d’une « Longue Marche insurrectionnelle dans les campagnes françaises » ? C’est l’histoire de ce parcours que retrace l’auteur dans son dernier ouvrage (Rebelle jeunesse, Robert Laffont, mai 2018)​.
Celui-ci devait s’intituler initialement
De l’utopie chimérique du communisme révolutionnaire à l’utopie réaliste de la social-démocratie. Itinéraire mouvementé d’un juif français né au Tadjikistan. Mais son éditeur, Robert Laffont, a vite fait de le persuader qu’un tel titre serait synonyme d’« interdit d’acheter ». Aussi cette autobiographie précoce de l’ancien sénateur et député européen socialiste, co-fondateur avec Alain Krivine de la Ligue communiste révolutionnaire, paraît sous l’intitulé moins rébarbatif de Rebelle jeunesse. C’est à bien des égards l’autobiographie haute en couleur d’une génération.
Il comporte en annexe «18 thèses sur Mai 68 ». Nous les publions ci-dessous, avec l’aimable autorisation des éditions Robert Laffont.

 

1) Mai 68 n’est pas un événement franco-français, comme la Commune de Paris ou l’affaire Dreyfus. Il ne se limite pas à un mois de printemps. Sa dimension et sa réalité sont d’emblée internationales. Le mouvement surgit en Californie et au Japon, au début des années 1960, connaît son point culminant en 1968, en France et en Italie, et produit ses « répliques » aux quatre coins du monde jusqu’au milieu des années 1970.

2) Sa force motrice n’est pas une classe sociale – classe ouvrière ou nouvelle classe  moyenne salariée mais une classe d’âge : les adolescents et post-adolescents du baby boom, même si le soulèvement de la jeunesse a entraîné dans son sillage d’autres acteurs sociaux. Il n’y a qu’en France, et dans une moindre mesure en Italie, que s’opère la jonction entre la « révolution juvénile » et le monde salarial adulte. Encore ce télescopage est-il fortement conflictuel. Partout ailleurs, le divorce entre le mouvement de la jeunesse scolarisée et le mouvement ouvrier est complet. Aux États-Unis, en Allemagne, les « cols bleus » font le coup de poing contre les étudiants.

3) Comme tout grand mouvement social, mobilisant pendant des mois et des années des millions de personnes de toutes origines, il fut composite et hétérogène. Il s’est exprimé dans un langage et un folklore marxiste, familier à tous il y a cinquante ans, mais qui lui confère aujourd’hui un parfum d’étrangeté.
On ne peut pas réduire le mouvement de Mai 68 à sa composante ultra-radicalisée, les groupuscules gauchistes – maoïstes, trotskistes, anarchistes, spontanéistes – et à leurs mouvances. Ce serait confondre l’écume des vagues avec la profondeur de la mer. 

4) On ne peut pas comprendre l’ampleur et l’intensité du soulèvement de la jeunesse, tout au long des années 1960-1970, si l’on n’a pas en tête ce qu’étaient alors les rapports entre parents et enfants, maîtres et élèves, patrons et salariés, étudiants et professeurs, hommes et femmes, gouvernants et gouvernés. Au cours des années 1950-1960, la France s’était beaucoup modernisée sur les plans techniques et économiques. Elle s’était industrialisée et urbanisée à pas de géant. Mais au niveau des mœurs et des rapports d’autorité, elle était restée profondément marquée par son passé catholique et rural. La radicalisation de la jeunesse des écoles est le fruit de cette contradiction que son soulèvement a permis de dénouer. Sa politisation est le fruit de sa révolte contre les guerres coloniales que menaient les puissances impérialistes occidentales – guerre d’Algérie, guerre du Vietnam… – et de la crise du communisme, après la dénonciation des crimes de Staline, en 1956, par Nikita Khrouchtchev. 

5)  Dans son courant principal, Mai 68 fut un grand mouvement démocratique et libéral (au sens politique et culturel du terme) ; hédoniste et communautaire, et dans sa composante la plus politisée, romantique et messianique.
Comme mouvement démocratique, Mai 68 s’est attaqué à toutes les formes de discrimination – entre les classes sociales, les genres, les « races », les religions, les préférences sexuelles… – au nom de l’idéal d’égalité.
Comme mouvement libéral, et parfois libertaire, il s’est dressé contre toutes les formes autoritaires d’exercice du pouvoir – à l’école, à l’université, dans la famille, dans le couple, dans l’entreprise, dans la Cité. 
Comme mouvement hédoniste et communautaire, il s’est insurgé contre le puritanisme répressif de sociétés encore profondément marquées par la morale traditionnelle, mais aussi contre la solitude de masse engendrée par l’urbanisation accélérée et la généralisation des rapports marchands.
Comme mouvement romantique et messianique, il s’élevait contre l’aliénation des individus engendrée par la société d’exploitation et de consommation de masse – « métro, boulot, dodo, y’en a marre ! » – au nom de « la vraie vie », intense, fraternelle, épanouissante, saturée de sens. 

6) Le bilan de Mai 68 est largement positif. Fruit de la plus grande grève générale de l’Histoire de France, il consiste tout d’abord dans un ensemble de conquêtes sociales qui ont transformé la condition ouvrière dans notre pays: mensualisation des salaires, reconnaissance de la section syndicale d’entreprise, augmentation de 35% du SMIG et de 10% des salaires, création du Salaire minimum interprofessionnel de croissance, accord contractuel sur la formation professionnelle permanente, indemnisation totale du chômage…
Ce bilan comporte simultanément une série de conquêtes juridiques et politiques : dépénalisation de l’homosexualité, liberté de la contraception, légalisation de l’interruption volontaire de grossesse, autorité parentale conjointe des parents sur les enfants, droit à l’égalité professionnelle entre hommes et femmes: en 1968, seulement 44% des femmes travaillaient, contre 85% aujourd’hui. À quoi s’ajoutent un début de décaporalisation des médias, la loi Edgar Faure de démocratisation de l’université, la prise en compte des cultures régionales…

7) Les droites conservatrices et réactionnaires désignent dans Mai 68 la source de tous nos maux. Ce « mouvement nihiliste » aurait selon elles sapé l’autorité et la morale, fondements de la vie en commun, au profit de l’individualisme égoïste et narcissique. On lui devrait le naufrage de l’école et de l’université, la précarisation du couple, la désagrégation de la famille, la démission des parents et des profs devant les enfants-rois, l’anxiété des individus privés de repères, la banalisation de la toxicomanie, l’explosion de la délinquance, la faiblesse de notre croissance… Cette érection des « événements » en bouc émissaire absolu est un sophisme grossier. Elle relève d’un procédé polémique bien connu : « consécution = conséquence », ce qui est advenu (en mal) après 1968 à pour cause Mai 68. Ce raisonnement ne tient aucun compte des faits nouveaux majeurs survenus dans les décennies 1970-1990, qui ont produit leurs propres effets, particulièrement lourds : l’entrée en stagnation économique, la mondialisation de la production, la financiarisation de l’économie ; et, dans le champs idéologique, l’effondrement du marxisme et de l’utopie communiste. Avec celui-ci, c’est la représentation de la « societé désirable », alternative à la societé capitaliste et bourgeoise, qui a disparu. Les théoriciens de la « ruse de l’Histoire » oublient de surcroît que toute révolution suscite sa contre-révolution et imputent aux soixante-huitards la responsabilité de politiques mises en œuvre par leurs adversaires, pour liquider le legs de Mai 68.

8) Dans leur grande majorité, les soixante-huitards n’ont pas rejeté l’autorité mais l’autoritarisme. Ils ne se sont pas élevés contre toutes les formes d’exercice du pouvoir, mais contre ses formes les plus archaïques: le pouvoir patriarcal dans la famille, machiste dans le couple, sexiste dans la société, mandarinal à l’université, patriarcal ou despotique dans l’entreprise, bonapartiste dans la Ve République. Ils se sont dressés simultanément contre les autoritarismes les plus modernes, les pouvoirs technocratiques et bureaucratiques régissant les grandes organisations. Ils considéraient comme légitimes, en revanche, les pouvoirs fondés sur la compétence ou/et l’élection, c’est-à-dire sur le consentement de ceux qui y sont assujettis.      

9) Les soixante-huitards ne récusaient pas toute morale, il dénonçaient la morale puritaine, répressive et hypocrite, alors dominante : cette morale qui stigmatisait les relations sexuelles avant et hors mariage, refusait la contraception, réprimait durement l’avortement et l’homosexualité, interdisait le droit de mourir dans la dignité aux malades incurables et en proie à la souffrance. Ils revendiquaient le droit aux plaisirs, à la jouissance, au bonheur, à la vie intense. Issu de l’indignation morale des baby boomers contre les guerres coloniales, avec leur cortège de tortures, de massacres, de racisme, le mouvement de Mai 68 fut au contraire profondément moral. Au sommet de son échelle de valeurs, il plaçait la liberté, mais aussi la justice, la solidarité, l’égalité… l’éthique humaniste et républicaine qu’avaient enseignée aux élèves des années 1960 les instituteurs de l’école laïque. 

10) Le mouvement de Mai 68 n’était pas nihiliste, il était au contraire utopiste et romantique. Mûs par un formidable optimisme historique, les soixante-huitards rêvaient d’instaurer une société radicalement nouvelle, un socialisme autogestionnaire qui ouvrirait l’ère de la liberté. Ils voulaient réenchanter le monde, les uns par la révolution politique, les autres par la révolution culturelle, beaucoup par la combinaison des deux à la fois. Leur ambition était sans doute chimérique, elle n’était ni médiocre, ni égoïste, ni destructrice.

11) Le mouvement de Mai 68 voulait étendre les droits et les libertés collectives et individuels. En cela, il était individualiste, assurément. Mais son individualisme n’était pas égoïste, et encore moins « narcissique », il ne s’opposait pas au collectif, bien au contraire. La génération de 1968 était convaincue que la conquête des nouveaux droits et libertés ne pouvait se faire que par l’action collective, et que leur préservation et leur développement exigeaient des institutions collectives, une forme d’organisation de la société et de l’État. Réagissant contre la solitude de masse, ils aspiraient à la communauté, la fraternité née de l’action, la fusion dans un grand Nous, communiant dans des valeurs partagées et un même « grand dessein ».

12) Au passif du mouvement de Mai 68, je retiendrais sa valorisation et, pour certains, son culte de la violence. Les baby boomers sont venus à l’engagement politique par révolte contre la guerre d’Algérie puis du Vietnam, la première répression de masse retransmise quotidiennement à la télévision. Ils sont les contemporains de trois décennies de révolutions coloniales armées, entraînant la chute des Empires occidentaux. L’idée que la violence des opprimés est légitime et nécessaire leur paraissait évidente. Certains d’entre eux ont mis trop de temps à comprendre que si la lutte armée est légitime contre des dictatures despotiques, elle ne l’est pas contre des démocraties avancées.

13) À son passif également, je mettrais la réactivation de la culture révolutionnaire de la gauche française et de son « logiciel marxiste ». En 1966 la gauche socialiste avait commencé son aggiornamento idéologique, au colloque de Grenoble. Elle se tournait vers les modèles sociaux-démocrates nordiques ou rhénans et leur réformisme assumé. Mai 68 est venu balayer ce renouveau et a ouvert un cycle de radicalisation politique qui ne s’est épuisé qu’au milieu des années 1980. Ce retour de flamme de notre culture d’affrontement a été particulièrement inopportun à une époque où la « troisième révolution industrielle » et la « seconde mondialisation » imposaient un énorme effort de modernisation économique et sociale de notre pays. La réactivation de l’idéologie de la « lutte de classe » et de la culture du conflit a considérablement aggravé au contraire les rigidités de la société française et sa résistance au changement. 

14) Des trois moteurs de Mai 1968 – la revendication démocratique, l’aspiration hédoniste, l’espérance utopique – les deux premiers tournent encore à plein régime un demi-siècle plus tard et n’ont rien perdu de leur force propulsive. En atteste la récente lame de fond du mouvement des femmes contre le harcèlement sexuel et les inégalités professionnelles. C’est au nom de la défense des valeurs démocratiques que les enfants et les petits-enfants des soixante-huitards descendent régulièrement dans la rue, souvent en famille. Et je souhaite bien du plaisir au gouvernement d’ordre moral qui voudrait revenir sur la libéralisation des mœurs.

15) En revanche, le troisième moteur a été noyé par l’effondrement de l’utopie la plus ambitieuse et la plus mobilisatrice des deux derniers siècles : le socialisme révolutionnaire, puis le communisme. 
Les enfants des soixante-huitards n’espèrent plus édifier « le meilleur des mondes » même s’ils ne se résignent pas au désordre existant et sont prêts à s’engager pour un monde meilleur. Mais ils ne disposent plus d’une représentation de la « société désirable », alternative crédible à l’ordre établi. C’est pourquoi un « nouveau Mai » est hautement improbable dans un avenir prévisible.

16) Cinquante ans après, le bilan de Mai 68 apparaît contrasté – comme tout bilan honnête – mais largement positif. Comme celui du Front populaire de 1936 ou du gouvernement de 1945, issu du Conseil national de la Résistance. C’est l’une des raisons de son  rayonnement persistant, malgré les campagnes de dénigrement, de plus en plus violentes, dont il est l’objet.

17) Une autre raison de la popularité de Mai 68 est qu’en France, la « fête juvénile » n’a pas dégénéré en « années de plomb », comme en Italie, en Allemagne, au Japon. Le gauchisme politique n’a pas sombré dans le terrorisme. Le souvenir du joli mois de mai n’est pas terni, comme il le fut ailleurs, par des mutilations et des assassinats impardonnables. 

18) Faut-il « liquider 1968 » comme nous y exhortent la droite et l’extrême droite ? Certainement pas, pas plus qu’il ne fallait liquider 1936, 1945, ou 1789. Il faut dépasser Mai 68, tout en le conservant: garder son inspiration et sa ferveur, défendre et approfondir ses acquis ; mais renoncer à la violence comme moyen de transformation de la société et de conquête du pouvoir. Changer la société par la persuasion, les élections, les contrats, la loi, ce qui n’exclut pas, au contraire, les mobilisations de masse et, autant que nécessaire, les épreuves de force. Abandonner l’utopie chimérique de la société parfaite, non pas pour tourner le dos à toute utopie, mais pour adhérer à l’utopie réaliste de la « social-écologie » et de l’Europe politique. Faire l’Europe, et de l’Europe, la première démocratie économique, écologique et sociale du monde, foyer d’une nouvelle Renaissance et levier d’une autre mondialisation.

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