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Tribune

Travail : il faut défendre les prolétaires des plateformes

LE CERCLE/POINT DE VUE - Livreurs précaires, modérateurs payés à la tâche, chauffeurs de VTC sans couverture sociale... L'émergence d'économie des plateformes s'accompagne de nouvelles formes, trop souvent ignorées, d'exploitation au travail.

Travail : il faut défendre les prolétaires des plateformes

Par Maxime des Gayets (expert-associé à la Fondation Jean-Jaurès, conseiller régional d'Ile-de-France (PS))

Publié le 8 oct. 2018 à 16:53

En instaurant en 2008 une journée mondiale pour le travail décent, les mouvements syndicaux espéraient que chaque 7 octobre consacrerait la lente, mais globale amélioration des conditions de travail des salariés à travers le monde.

Une décennie plus tard, les voici confrontés non pas aux derniers bastions de la précarisation des travailleurs, mais à l’émergence d’une nouvelle économie qui, des plateformes aux prestataires des GAFA, renouvelle les formes d’exploitation au travail.

Il était peu imaginable d’anticiper la créativité des acteurs numériques dans la captation de valeurs produites par d’autres, comme dans l’invention d’un nouveau type de prolétariat.

Soumission à la machine

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L’histoire du progrès humain n’est décidément pas linéaire. Pour preuve, les révélations contenues dans une publication récente des chercheurs Kate Crawford et Vladan Joler, intitulée " . À sa lecture, on y apprend que la société Amazon a déposé en 2016 un brevet visant au développement de cage métallique pour ses salariés devant cohabiter avec les machines dans ses entrepôts. Comme l’indiquent les auteurs, "ce brevet américain numéro 9.280.157 représente une illustration extraordinaire de l'aliénation des travailleurs, un moment difficile dans la relation entre l'homme et les machines". Il illustre surtout de manière caricaturale, de quelle manière la révolution numérique ne provoque pas tant le remplacement de l’homme par la machine, que sa soumission.

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Beaucoup a été écrit – et débattu – sur l’idée que l’automatisation assurée par le développement de la robotique, viendrait sonner la fin du travail. Cette perspective n’est pas infondée, mais reste du domaine de l’hypothèse. Récemment encore,   précisait que la moitié des entreprises pourraient réduire le nombre de leurs salariés, via les processus d’automatisation, d’ici à 2022… Mais un quart d’entre elles seront aussi créatrices d’emplois en s’appuyant sur cette potentialité technologique. Plus largement, selon cette étude, si près de 75 millions d’emplois pourraient être détruits par les apports des nouvelles technologies, celles-ci devraient générer 133 millions d’emplois dans la même période.

Ce n’est donc pas tant la fin du travail que son bouleversement qu’il convient aujourd’hui de relever. Et s’il n’est pas question de contester les possibilités de croissance majeures qu’offrent les nouvelles technologies, l’éthique appelle à regarder en face la cohorte de ces nouveaux prolétaires employés par un modèle économique qui s’est délibérément affranchi de toute régulation sociale et politique.

Car la prospérité des géants de la nouvelle économie ne s’appuie pas seulement sur leur capacité d’innovation. Mais aussi sur une masse invisible de travailleurs qui en assurent la production de valeur.

Les nouveaux précaires

Il y a d’abord ces "travailleurs au robinet", pour reprendre la formule de Dominique Meda, employés par les plateformes. Celles-ci se sont faites le vecteur d’une atomisation des rapports sociaux qui se retrouve fragmentée en autant de transactions singulières. Elle permet à l’employeur ou au commanditaire de se déresponsabiliser .

Le modèle de développement de l’entreprise Uber permet ainsi de faire travailler des chauffeurs tout en se défaussant des obligations légales qui incombent pourtant à tout employeur. Cette désintermédiation exfiltre l’activité des plateformes de tout cadre légal. Elle constitue un moyen moderne de dissimuler l’allocation des ressources entre les différents acteurs, renvoyant dos à dos, si ce n’est face à face, les clients et les producteurs à la logique déséquilibrée de l’offre et de la demande.

Cette absence d’intermédiaires assumant une responsabilité sociale aboutit, de fait, à faire de cette économie collaborative, une économie privative, libérée de toute considération d’intérêt général. Elle prétend faire collaborer les citoyens, mais elle organise leur isolement dans la jungle du marché. Sans intermédiaire, il n’y a plus de régulation publique.

Prolétaires du clic

Il y a aussi ceux qui se cachent derrière nos écrans, et que nous refusons de voir. Ils sont les petites mains de la numérisation du monde et le poumon même du "digital labor". Ces "ouvriers du clic" ne sont pas négligeables. Ni dans ce qu’ils apportent. Ni dans ce qu’ils représentent : 45 à 90 millions de personnes éparpillés à travers le monde, mais pourtant ignorés des débats publics.

L’Organisation Internationale du Travail leur a consacré pour la première fois une étude documentée. Ces travailleurs flexibles sont utilisés pour valider, modérer, modifier ce qui ne peut pas être encore fait pas les machines. YouTube les a mobilisés pour s’assurer que les 8 millions de vidéos supprimées sur son site étaient effectivement contraires à leurs conditions de publication. Facebook les sollicite pour modérer des contenus. Amazon Mechanical Turk, le principal employeur , les met à disposition des entreprises qui souhaitent augmenter les commentaires ou les notations.

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Ces prolétaires de l’ère moderne sont rémunérés à la micro-tâche, se voyant imposer le statut d’autoentrepreneur. Ils n’ont, de fait, peu de protection sociale, ni de salaire minimum. Ainsi, près de 2/3 de ces travailleurs employés par Amazon touchent moins de 7,25 dollars par heure pour suppléer ce que l’Intelligence artificielle reste incapable de faire.

Ces travailleurs aux conditions indécentes ne peuvent être les fantômes d’une économie surpuissante. Si la révolution du numérique et les avancées de l’intelligence artificielle projettent autant de fantasmes que d’anxiété, elles ont déjà profondément fragmenté, voire émietté – pour reprendre la formule de Georges Friedmann –, le rapport au travail. Il n’est plus que temps, pour nos sociétés, d’en prendre conscience. Et à la politique, de s’en saisir.

Maxime des Gayets est conseiller régional d'Ile-de-France, président de la Commission des Finances

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